Les villes nouvelles : le crépuscule d’un rêve d’urbaniste ?

Étude comparative Cergy-Pontoise/Paris-Saclay

« La politique des villes nouvelles ne consiste pas seulement à construire des milliers d’immeubles dans des champs de betteraves. Elle ne consiste pas seulement à permettre une utilisation maximale des grands équipements collectifs forts coûteux. Mais ce qui importe avant tout, c’est de permettre à des millions d’hommes de vivre ensemble dans les meilleures conditions possibles. » (Vaujour, 1970)


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Visite du Président de la République Georges Pompidou à la nouvelle préfecture de Cergy-Pontoise en juillet 1970

Nous sommes le 2 juillet 1970. C’est l’inauguration de la Préfecture du Val d’Oise, premier édifice de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise. Georges Pompidou, Président de la République, est présent pour l’occasion. Il y a bien sûr Paul Delouvrier, le délégué général au district de la région parisienne, mais également le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, guidés dans leur visite par le préfet, Maurice Paraf, afin de découvrir un bâtiment encore entouré de champs. C’est d’ailleurs lors d’un vol de reconnaissance en hélicoptère que Paul Delouvrier avait choisi d’implanter la préfecture sur ce site encore vierge de toute urbanisation. Décidée en 1964 à travers l’élaboration du SDAURP (Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Parisienne), la création de la préfecture de Cergy-Pontoise ne commencera qu’en 1968 et prendra du retard du fait de la contestation des agriculteurs expropriés de leurs terres. Ils occuperont même le site pendant plus d’une centaine de jours, de mars à juillet 1967.

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La préfecture de Cergy-Pontoise en pleins travaux à la fin des années 1960. Le bâtiment en forme de pyramide inversée est inspiré de l’hôtel de ville de Boston et a été dessiné par Henry Bernard, le père de la Maison de la Radio, anon., ca. 1970

La ville nouvelle : un rêve de l’urbanisme « technocratique et planificateur » (Roncayolo in Ingallina, 2001)

L’histoire des villes nouvelles en Ile-de-France est l’illustration d’un rêve planificateur ayant pour ambition de maîtriser la « tâche d’huile » (in Murard et Fourquet, 1976) de l’urbanisation galopante liée à la pression démographique francilienne dans la France des trente glorieuses. Ces villes nouvelles sont réfléchies au sein d’un ensemble régional plus large – et non comme un projet ponctuel – et sont fondatrices du Schéma d’Aménagement. Les villes nouvelles n’ont jamais été pensées comme des projets autonomes à part entière, mais plutôt comme des objets faisant complètement partie d’un projet d’aménagement régional pensé dans sa globalité. Ce malentendu est pour partie lié à la sémantique : le choix d’appeler ces cœurs urbains « villes nouvelles » avait un objectif particulier, celui de convaincre le Ministère des Finances de soutenir financièrement le projet :

« Si je n’ai pas un mot nouveau qui cerne une réalité qui se veut nouvelle, jamais le Ministère des Finances ne me donnera les moyens financiers originaux pour faire vraiment des centres villes que je veux faire (…) sans ça, il va me dire : ‘Partout où vous verrez des ensembles urbains nouveaux, on va me demander les mêmes avantages’ » (Delouvrier, in Murard & Fourquet, 1976).

Cette création sémantique avait aussi une portée communicationnelle : « La considération que le mot ‘centre urbain nouveau’ ne dirait rien à personne, tandis que le mot ‘ville nouvelle’ était parlant » (ibid.).

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Carte du SDAURP définissant les nouvelles zones à urbaniser dans la région parisienne, IAURP, 1964

Pour comprendre la philosophie des villes nouvelles, il faut également adopter une lecture qui joue avec les changements d’échelles : « Au cadre de la simple agglomération était substitué le cadre de la région dans lequel le développement polycentrique devait contrer une extension spontanée radioconcentrique » (Saint-Julien, 2001). Le SDAURP se basait sur une projection démographique de la population francilienne assez ambitieuse (et pas si éloignée de la réalité) pour l’horizon 2000 à hauteur de 14 millions d’habitants. Trois principes d’urbanisme visaient à maîtriser cette croissance : les centres urbains nouveaux, des axes préférentiels d’urbanisation et de transport et l’unité de la région urbaine.

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De gauche à droite : le SDAURP de 1965, Paul Delouvrier et une maquette de Cergy-Préfecture

En un sens, les villes nouvelles ont rempli leur mission d’amortissement de la population francilienne. Cependant, avec un certain retard, du fait du temps nécessaire à leur démarrage – fait désavantageux puisque la croissance démographique la plus importante s’est produite entre 1960 et 1975. C’est dans la deuxième période (1975-2000) que les villes ont joué à plein leur rôle d’accueil : 21% entre 1960 et 1975 contre 55% entre 1975 et 2000. Fin 1990, les villes nouvelles conaissaient toujours les plus fortes croissances de la région, même si le rythme d’accroissement s’était fortement ralenti (1,4%/an entre 1990 et 1999 contre 4,9%/an entre 1982 et 1990).

Ces villes ont donc connu une croissance spectaculaire et la greffe avec la région parisienne a pris : ces villes nouvelles constituent aujourd’hui des pôles majeurs des périphéries parisiennes, mais elles sont également confrontées à des défis importants. D’abord, le vieillissement démographique : les populations se sont installées il y a quarante ans et sont fortement ancrées au territoire. Les enfants de ces ménages ont également tendance à demeurer sur le territoire : posant la question de l’adéquation populations/logements et de sa diversification, face à des villes où l’on avait massivement conçu des logements pour ménages avec enfants. Ensuite, on assiste à un vieillissement des équipements en inadéquation avec la pyramide des âges de la population (ces équipements avaient été calibrés pour les agglomérations de 500 000 habitants) : avec la décentralisation, les collectivités locales ne peuvent plus faire face seules aux coûts de leur modernisation et de leur entretien, après plusieurs décennies de fonctionnement. Comme le soulignaient Christophe Imbert, Anthony Brune et Caroline Rozenholc dans leur article « Les villes nouvelles franciliennes » : « Jusqu’aux années 1990, le dynamisme démographique des villes nouvelles prémunissait ces dernières de ces difficultés, ou tout du moins, il les masquait. Aujourd’hui, les limites de cette forme d’urbanisation sont bien visibles : un peuplement trop massif et trop homogène ne peut ‘faire’ des villes. »

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Les immeubles de la place Hubert Renaud dessinés par Ricardo Bofill, ouvrant sur l’Axe majeur dessiné par le sculpteur Dani Karavan, Cergy-Pontoise, anon,, ca. 2010

Vers la fin d’un modèle ?

Entre la fin des années 1990 et aujourd’hui, les choses ont quelque peu évolué. D’abord, les années 1980 ont bousculé l’organisation institutionnelle des collectivités locales de par les actes de décentralisation qui ont redistribué les compétences à différents niveaux d’échelles de gouvernance. Les années 1990 ont ainsi vu passer le contrôle des schémas d’aménagement de l’État à la région, avec la première élaboration du SDRIF régional en 1994 (processus dans lequel l’État est resté malgré tout associé du fait du poids de la région capitale). Cette fin de millénaire et le début des années 2000 ont également amené deux nouveaux sujets à la table des négociations : les enjeux environnementaux et les enjeux de concertation. Ainsi, la loi du 25 juin 1999 a ajouté un objectif de développement durable au SDRIF, la loi du 27 juin 2001 soumet le SDRIF à évaluation environnementale et la loi du 13 août 2004 soumet le SDRIF à enquête publique. La loi du 12 juillet 2010 (loi Grenelle II) et la loi du 27 juillet 2010 ont profondément fait évoluer la conception de l’aménagement et le droit de l’urbanisme en affirmant la priorité donnée à la limitation de la consommation d’espace et à la préservation de la biodiversité. Enfin, le SDRIF de 2013 prévoyait un modèle de ville dense : « La priorité est donnée à la limitation de la consommation d’espaces agricoles, boisés et naturels, et donc au développement urbain par la densification des espaces déjà urbanisés. Les documents d’urbanisme peuvent planifier de nouveaux espaces d’urbanisation qui doivent être maîtrisés, denses, en lien avec la desserte et l’offre d’équipements » (SDRIF, 2013)

Avec ces nouvelles législations, on aurait donc pu penser que le modèle de la ville nouvelle était arrivé à essoufflement, mais certains projets récents en ont repris les codes. Tel est le cas du projet de Campus urbain sur le plateau de Saclay.

S’il n’a pas pour objectif premier de maîtriser la croissance démographique de l’Ile-de-France, le projet s’inscrit dans une ambition de mise en cohérence à l’échelle régionale : celui du projet de Grand Paris que poussait de ses voeux Nicolas Sarkozy dès le début de son mandat en 2007. Formant un cluster de l’innovation scientifique et de la recherche (basé sur un modèle de la ville polycentrique, donc), créant un centre urbain nouveau qui sera, à terme, traversé par une infrastructure de transport à horizon 2027 : on retrouve là quasiment tous les principes inscrits dans la définition d’une ville nouvelle des années 1960/1970 (pour rappel : des centres urbains nouveaux, des axes préférentiels d’urbanisation et de transport et l’unité de la région urbaine en objectif). Comme nous le disions en début de paragraphe, seul l’objectif change : il ne s’agit pas forcément ici de contrebalancer la démographie croissante de l’Ile-de-France, mais plutôt de révéler toutes les potentialités économiques d’un territoire. Dans un contexte mondialisé, le paradigme de la ville nouvelle a trouvé un autre objectif prioritaire, mais les effets sur le territoire sont toujours les mêmes : on crée un paysage qui joue entre les codes du rural et de l’urbain, on densifie un espace bien délimité avec de grands noms de l’architecture et de l’urbanisme, les élus locaux s’opposent dans un premier temps mais, écrasé par la puissance des outils étatiques (EPPS, OIN, secrétariat d’État au Grand Paris), ils finissent par se rallier au projet et en deviennent même les principaux défenseurs lors de changements de mandature – une fois le projet devenu irréversible.

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Le Campus urbain de Paris-Saclay, vue sur la ZAC du quartier de Moulon, EPAPS, 2017

Vincent Fouchier considère que « en ce qui concerne les extensions urbaines, dont les villes nouvelles sont emblématiques, il est apparu que seul le SDAURP n’a pas cherché à les limiter (…) toutefois, même si le SDAURP projetait d’importantes superficies d’urbanisation, il les organisait et les planifiait dans le but d’en restreindre le volume total. » (Fouchier, 2001). À Paris-Saclay, en y regardant de plus près, on a pensé de la même manière. On a, par exemple, enserré le projet de Campus urbain dans la couronne verte de la ZPENAF (zone de protection naturelle, agricole et forestière) ayant pour objectif de contenir l’étalement urbain en même temps qu’elle sanctuariserait les terres agricoles du plateau saclaysien. On n’est donc pas si éloigné du modèle défini dans le SDAURP : on planifie, on densifie, afin de rationaliser un espace sur lequel pèse de plus en plus de contraintes légales (Grenelle II, etc.).

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De gauche à droite : Nicolas Sarkozy, Christian Blanc et Pierre Veltz – respectivement Président de la République (2007-2012), Secrétaire d’État chargé du Développement de la Région Capitale (2008-2010) et directeur de l’EPPS (2010-2015)

En lisant des documents analysant la naissance, la vie et les défis qu’auront à relever les villes nouvelles des années 1970 (Béhar, Estèbe & Gonnard, 2002), on peut également déjà projeter les difficultés qui attendent (ou auxquelles font déjà face) des territoires comme le plateau de Saclay. Tout d’abord du point de vue du lien entre le pouvoir étatique, porteur initial de ces projets, qui finit par laisser les collectivités locales gérer ces immenses infrastructures dans des territoires initialement ruraux :

« Après s’être opposés au projet, les élus locaux ont eu « un rôle beaucoup plus dynamique qu’on ne le présente généralement » dans la mise en œuvre de la politique des villes nouvelles. « Devant l’irréversibilité du projet et aussi parce que certains élus ont pressenti ce que les habitants pourraient gagner en services collectifs et en emplois nouveaux, les responsables politiques locaux ont accepté de jouer la carte « ville nouvelle » et tenté d’accroître leur influence par l’action de l’administration ». Les élus locaux ont cherché à retirer le maximum d’avantages pour leur propre commune : « la greffe urbanistique ne put dès le départ s’effectuer que par des négociations plus ou moins conflictuelles avec les élus concernés » (M. Dagnaud, 1979). Les EPA, de leur côté, ont certaines fois soutenu les élus contre une décision prise au niveau central. On assiste ainsi à une certaine convergence d’intérêts entre EPA et élus. […] « Il semble donc qu’au système étatique autoritaire se soit substitué un système plus classique de bargaining entre les décisions de l’Etat central et la volonté des élus locaux ». (Béhar, Estèbe & Gonnard, 2002)

Cet extrait de l’étude d’Acadie est intéressant puisqu’il révèle que les élus locaux sont passés d’opposants à partisans des villes nouvelles, en s’alliant même parfois avec l’aménageur étatique afin de porter les ambitions initiales du projet d’aménagement. C’est exactement ce qu’il se passe sur le plateau de Saclay à l’heure actuelle, où l’aménageur est démuni face aux différents changements de cap que les gouvernements successifs font prendre au projet (retrait de la candidature à l’exposition universelle de 2025, report de la ligne 18…) mais où les acteurs locaux sont à présent devenus de fervents défenseurs du projet de cluster scientifique.

« Pour P. Lecomte, la réalisation d’excellentes dessertes des villes nouvelles est indispensable au démarrage de celles-ci aussi bien pour attirer des activités que des populations. A court terme, il estime que le réseau de transports est important pour d’une part convaincre les employeurs de s’installer : « pour que les employeurs se sentent unis au cœur de l’agglomération et continuent à bénéficier du label « Paris » ».  (Béhar, Estèbe & Gonnard, 2002)

Ce constat sur les villes nouvelles des années 1960/1970 est toujours véridique pour l’exemple du plateau de Saclay et est au centre des discussions à l’heure actuelle depuis la décision de la part du gouvernement Macron de repousser la livraison de la ligne 18 à 2027. Les mêmes craintes se posent : comment faire venir les populations et les étudiants à Paris-Saclay si le territoire n’est pas encore desservi par sa ligne de Grand Paris Express ? Comment rassurer les investisseurs si cette ligne – et donc l’unité du projet – est remise en question par le porteur même du projet : à savoir l’État ?

Le paradigme de la ville nouvelle possède de nombreuses lignes de faille : il questionne la gouvernance des projets, leur viabilité environnementale, leur viabilité économique, la capacité de l’État à être promoteur de projets de cette envergure, la capacité des acteurs locaux à pouvoir soutenir ces constructions ex nihilo après le départ de l’État… Des questions qui subsistent à l’heure où des projets sont toujours en cours de production et au moment où le projet du Grand Paris Express ne cesse d’être discuté. Finalement, l’État a-t-il toujours les moyens de ses ambitions ?

Pauline Geneste

30/10/2018


Filmographie conseillée :

  • I… comme Icare, Henri Verneuil – 1979
  • L’Ami de mon amie, Éric Rohmer – 1987
  • Naissance des pieuvres, Céline Sciamma – 2007

Bibliographie :

  • Béhar, D., Estèbe, P., Gonnard, S., Les villes nouvelles en Ile-de-France ou la fortune d’un malentendu, Acadie, 2002
  • Imbert, C., Brune, A., Rozenholc, C., « Les villes nouvelles franciliennes», Espace populations sociétés, 2011/3 | 2011, 591-602.
  • Ingallina, P., Le Projet urbain(préface de Marcel Roncayolo), Que sais-je ?, PUF, 2001
  • Murard L. et Fourquet F., Naissance des villes nouvelles, 1976
  • Saint-Julien T., « Maîtriser la croissance de l’Ile-de-France, in Territoire et aménagement », Atlas de France, Paris : Reclus, La Documentation française, 2001
  • Vaujour J., Le plus grand Paris. L’avenir de la région parisienne et ses problèmes complexes, Paris :PUF, Coll. Villes à venir, 1970

Articles de presse :

  • Découvrez le Val-d’Oise tel qu’il était à sa naissance officielle, il y a 50 ans – div., Le Parisien, 27/04/2018 – URL
  • Il y a 45 ans, la préfecture sortait… des champs, anon., Le Parisien, 02/07/2015 – URL

2 commentaires

  1. Un très bel article, aux réferences très riches et cultivés! Tu as bien fait d’aborder un sujet classique mais toujours problematique, une des véritables lignes de faille de la pensée urbaine. C’est en programme une visite aux villes nouvelles, il faudra en parler…

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  2. On va plus avoir grand chose à raconter en économie immobilière que tu ne connaisses déjà ! Je trouve très intéressante la question des collectivités locales qui récupèrent les projets étatiques.

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